06 janvier 2006

Petits singes et clebs arboricoles

Pour atteindre le parc national de Tangkoko, a l'extreme nord-est des Celebes, le visiteur doit d'abord emprunter une route sinueuse a travers la jungle luxuriante. J'arrivai aux abords de ladite jungle a la nuit et je decidai de faire le trajet en moto pour economiser quelques milliers de roupies. Mon chauffeur me tendit l'un de ces ridicules petits chapeaux en plastique que les indonesiens utilisent en guise de casque. En fait, c'est un chapeau playmobil en un peu plus grand. Le plastique protecteur fait environ 3 millimetres d'epaisseur. Lorsque je refusai de monter sur sa moto avec ce machin sur la tete, mon chauffeur me l'echangea simplement contre son casque qui en etait un vrai, et on se mit en route. C'est etrange, comme les gens s'en foutent de mettre leur vie en danger. Le gouvernement doit forcer les gens a pas se tuer, en quelque sorte... S'il y a pas de flicaille, les gens mettent pas de casque. En Inde, un type m'a dit que son meilleur pote s'etait fait tuer dans un accident de moto. Je lui ai demande s'il mettait un casque en moto. Sa reponse me donna l'impression qu'il n'avait pas vraiment saisi le rapport entre les mots "casque" et "accident"... "Ah, non..."

Batuputih, ca signifie "Caillou Blanc", et c'est le nom du village a l'entree du parc national. Le proprio de l'auberge mit en marche le generateur apres qu'on l'ait reveille a coups de klaxon. Il n'y a pas d'electricite a Caillou Blanc.

Le lendemain, je suis alle observer les milliers de bebes crabes qui couraient en direction de la mer sur le sable noir de la plage de Caillou Blanc. On aurait dit une nuee de spermatozoides se ruant sur une ovule gigantesque, la mer des Moluques en l'occurence.

Le soir, je partis a la decouverte de la jungle. But avoue de notre excursion: le tarsier, le plus petit primate au monde! Je comptais bien epingler ce jeune pretentieux a mon tableau de chasse photographique. Ca n'a pas manque. Les mignons petits singes, tres ponctuels, sont sortis de leur cachette au moment exact ou nous sommes arrives devant le ficus ou ils resident. Les tarsiers chassent les insectes pendant la nuit et passent leurs journees a dormir dans le creux des arbres. Leurs instruments de chasse sont redoutables. Leurs yeux sont tellement gros qu'ils ne peuvent pas les tourner dans leur orbite, ce qui les obligent de tourner la tete pour regarder autour d'eux et derriere eux (ils sont capables de tourner la tete a quasiment 360 degres). Leurs oreilles sont egalement disproportionnees et sont tissees de muscles qui leur permettent de les bouger et plisser dans tous les sens. Lorsque ces instruments de detection auditifs et visuels leur ont permis de localiser leur proie, leurs longs doigts crochus se chargent de la denicher dans sa cachette. Pour sauter d'arbre en arbre, les tarsiers disposent de longues jambes qui se detendent a la maniere de cuisses de grenouille. Malgre leur taille minuscule (15 centimetres), ils font des bonds phenomenaux de pres de trois metres, s'aggripant lestement a de minces troncs d'arbres. Enfin, le tarsier a une bouille innocente et de grands yeux etonnes qui le font ressembler a une petite peluche toute mignonne. Il est adorable, ce type.

Malheureusement, moi qui etait tout emu par la beaute de ces petits animaux, je fus quelque peu irrite par la froideur de mon guide. Depuis le debut de mon voyage et quatre parcs nationaux, j'ai remarque que les guides de parcs nationaux (et le monde en general, par extension) se divisent en deux categories: ceux qui s'emerveillent et ceux qui s'emerveillent po. Or, je ne supporte pas ceux qui s'emerveillent po. Pour moi, la nature est source de fascination et de decouverte continuelle. Mais quand on decouvre un endroit pour la premiere fois, il est horripilant de devoir le faire avec une personne qui semble indifferente a toutes ces choses. C'etait le cas de ce type-la: il me montrait les choses de facon routiniere, sans enthousiasme, un peu comme s'il bossait comme comptable dans un bureau. Au chemin du retour, il sifflotait! Je supporte pas les gens qui sifflotent (j'ai eu un coloc, celui qui faisait de l'aviron, qui sifflait tout le temps c'etait insupportable). De plus, moi j'essayais d'ecouter les bruits de la jungle, tous les p'tits hululements, chants, craquements, vibrations des insectes et oiseaux qui sont l'un des charmes d'une visite dans la foret vierge. L'un des insectes les plus bruyants, le chikara, se tient coi toute la journee et attend le coucher du soleil pour donner de la voix. C'est une sorte de reveil-matin de la jungle, destine, selon mon guide, a alerter les animaux nocturnes qui font encore la grasse mate (ou la grasse soiree plutot) dans leur creux d'arbres: les hiboux, tarsiers et autres tarentules. Le cri du chikara resonne comme une sirene a travers la jungle, pendant de longues minutes. On a de la peine a croire, en l'ecoutant, que l'auteur de ces longues vibrations soit un insecte de quelques centimetres a peine.

Mon guide, qui etait antipathique, eut neanmoins la sympathie de m'inviter a sa fete d'anniversaire qui avait lieu ce soir-la. Ils ont mis des bancs partout sur la route devant la maison du mec et ils se sont mis a chanter et a jouer. Le petit djembe que j'ai achete a Bali fit sensation et fut de suite integre a un groupe improvise comprenant une guitare, deux banjos et un instrument indefinissable qui avait la taille et la forme d'une contrebasse; on en jouait en tapant sur ses grosses cordes avec un gros baton. Tous leurs instruments etaient bricoles a la rustique dans du bois local et la musique etait superbe, en tout cas jusqu'au point ou chacun avait ingurgite un petit peu trop de cocktail biere-alcool de palme (c'est pas tres bon). Je trouvai le chemin de mon auberge a la lumiere du telephone portable achete quelques jours auparavant. Etrange nuit. Fourbi dans ma moustiquaire qui m'etouffait, j'ouvris la porte pour laisser entrer un peu d'air frais. Mais alors que je tentais de m'endormir, une chauve-souris est entree dans ma chambre et s'est mis a tournoyer bruyamment au-dessus de mon lit. Ca commence a bien faire! Quelques jours plus tot a Tomohon, un moineau effronte etait deja venu interrompre ma grasse mate par un flapiti impromptu. Il avait construit son nid dans la moustiquaire de ma fenetre.

Quand la chauve-souris a finalement deserte mes quartiers, je n'ai pas pu dormir pour autant. Depuis Asterix, je croyais naivement au mythe selon lequel les coqs sont une sorte de machine bien reglee qui reveillent fidelement les humains au lever du soleil. Si ce mythe bedeistique etait peut-etre vrai dans la Gaule antique, il ne s'applique a Caillou Blanc, le village dans la jungle. Completement deregle, qu'il etait, le coq local. Completement enroue aussi, mais ca ne l'a pas empeche de crier toutes les demi-heures, de une heure a quatre heures du matin, imite par ses collegues du village entier.

Le safari du lendemain etait programme a cinq heures du matin. En Asie, les diverses instances touristiques ont la desagreable habitude de programmer toutes les activites a des heures impossibles, de preference juste avant le lever du soleil. Cette nuit-la, en quittant la fete ou les voix des chanteurs ressemblaient de plus en plus a d'incongrus hululements alcoolises, je soupconnai que je ne serais pas celui qui aurait le plus de peine a me lever. En effet, l'homme charge de me reveiller faillit a son devoir et je me reveillai a 9h tout bredouille, me disant que les macaques noirs allaient m'echapper a coup sur. Mais mon nouveau guide (le siffloteur avait mal au cheveux, tant mieux) m'assura que ca n'avait pas d'importance, qu'il y avait pas plus d'animaux a l'aube qu'a mdi. Pourquoi ils voulaient me faire lever a 5 heures alors? Leur logique m'echappe. Mais qui a jamais pretendu que nous autres occidentaux allions un jour comprendre les Asiatiques.

Nous partimes d'un pas vif a travers les etroits sentiers menant a travers les broussailles, les palmiers et les arbres centenaires. Premiere observation: un gros papillon qui faisait du vol plane! Dans nos contrees, les papillons doivent battre constamment des ailes pour rester a flot. Ici, sous les tropiques, les papillons ont l'envergure necessaire pour se permettre de petits vols planes.

La jungle etait deja une vraie fournaise. Soufflant, couvert de sueur, je me vis bientot engage dans une bataille psychologique avec les maitres de la jungle: les insectes. De nombreuses araignees avaient tendu leurs filets au-dessus de notre sentier, dans lesquels je m'empetrais regulierement. Bien que trop imposant pour craindre de me faire enrouler dans du fil de soie arachnide, je ne pouvais m'empecher, a chaque enchevetrement, d'imaginer que la proprietaire du filet devait etre en train de se promener sur mon corps, en quete de vengeance. De plus, comme j'etais devenu un brin fan de fourmis pendant ces derniers jours (je viens de finir un bouquin sur les fourmis*), j'emmenais mon guide voir toutes les constructions myrmeceennes que nous rencontrions. Certaines fourmis indonesiennes construisent leurs nids dans les arbres, de longs tunnels de bois mache les reliant au sol, longeant le tronc de l'arbre. C'etait fascinant, mais a chaque nouvelle observation, quelques-unes de mes copines fourmis me montaient dessus et ca demangeait. Puis, je me souvins de l'avertissement du lonely planet: dans ce parc national-la, il y a des mechants moucherons qui te mordent et apres ca te pique pendant trois jours. Ca a pas loupe, j'ai commence a ressentir des demangeaisons dans les jambes. A force d'imaginer des insectes, chaque goutte de sueur qui roulait sur ma peau, sur mon cou, sur mes jambes ou mon dos, se transformait dans ma tete en un vilain six-, huit- ou mille-pattes se balladant sur mon corps. Le petit noeud de mon collier africain, qui est legerement crochu, et l'etiquette de mon t-shirt provoquaient des tracas incessants. Je me mis a passer ma main dans mon cou nerveusement toutes les trente secondes.

Heureusement, la magnifique flore de la jungle etait la pour faire diversion a mes divaguations paranoiaques. Comme c'est beau, la jungle. Les arbres les plus fascinants sont une sorte particuliere de ficus, a la couleur jaunatre, dont les enormes racines, hautes et effilees, depassent de la terre et s'etendent autour de l'arbre en serpentant et en s'entrecroisant. Une autre espece s'appuie sur un de ses congeneres pour se jeter dans les airs. Ce n'est pourtant pas une liane, mais un vrai arbre qui se colle a son arbre-support, epousant la forme de son tronc, pour ensuite jeter ses propres racines et grossir jusqu' une epaisseur plus grande encore que lui. L'enchevetrement des troncs, branches et racines des deux arbres est une vision magnifique. Mais l'arbre parasite tue inexorablement l'arbre qui le soutient.

Tout occupe que j'etais a lutter avec mes insectes imaginaires et a photographier les racines des ficus, je n'avais guere le temps de mettre le nez en l'air pour reperer des macaques. C'est mon guide qui s'occupait de cela. Bientot notre attention fut attiree par un aboiement qui venait des cimes au-dessus de nous. Mon experience terrienne me dit que cela ne pouvait etre un clebs, si haut dans les arbres. Je supputai qu'il devait s'agir des fameux macaques; en Amazonie, par exemple, les cris des singes hurleurs sont fort similaires a des aboiements. Mais un instant plus tard, mon guide me montra l'auteur des aboiements suspects, perche qu'il etait au sommet d'un machin de 30 metres: il s'agissait bien d'un chien! Certes, pour un clebs, l'individu presentait d'etranges singularites. De la taille d'un caniche, il ne disposait que d'une paire de pattes posterieures, sur lesquelles il se tenait adroitement sur sa branche. Ses pattes anterieures, elles, semblaient s'etre muees en ailes. Son cou etait tres allonge, de couleur jaune, et aboutissait sur une tete d'apparence etrange: elle etait depourvu de truffe, et, pour tout dire, de museau. En lieu et place de ces attributs pourtant typiquement canin, notre individu disposait d'une sorte de bec demesure surmonte d'une corne rouge. Le surprenant animal mettait toute son energie a aboyer a pleine voix. Mon guide m'affirma que l'animal etait en fait un volatile, nomme "hornbill" en anglais. Je n'en crus pas un mot. Je ne suis pas ne de la derniere pluie. Non, il s'agissait bien d'un chien.

Quelle belle aventure que le parc de Tangkoko. Sur le chemin du retour, on s'est arrete pour epier des chauves-souris dans leur quartiers diurnes, dans la cavite d'un arbre. Cela me donna l'occasion de me venger de l'incursion de la nuit precedente en les reveillant a coups de flash. Puis mon guide me mena a un enorme arbre, completement creux sur toute la longueur de son tronc, qui n'en etait pas vraiment, mais plutot une sorte d'enchevetrement de racines qui se lancaient dans les airs. La disposition des racines permettaient une escalade facile a l'interieur de l'arbre. Mon guide grimpa sur plus de vingt metres. Je m'arretai a une dizaine de metres d'altitude. Que c'est etrange de sejourner a l'interieur d'un arbre.

Meme le retour en moto fut quelque aventureux: un superbe serpent vert fluo se mit a ramper sur la chaussee juste alors nous deboulions en moto a pleine vitesse. Je crois qu'on a du passer a un demi-centimetre des dernieres ecailles de son museau. Dix minutes plus tard, c'est un petit clebs qui s'est mis a traverser au mauvais moment. Lui a moins eu de chance. On a meme pas eu le temps de ralentir. Ca a fait comme aux autos-tamponneuses: BOING dans le flanc du clebs. Kai, aduh, ouille! Kasihan anjing, pauvre chien!

* Saviez-vous que la population mondiale de fourmis est estimee a un milliard de milliards! En Europe, leur densite se monte a 80'000 individus par metre carre. Les fourmis ont une civilisation complexe, extremement specialisee. Ils se livrent a des guerres a grande echelle, developpant des armes perfectionnees comme les jets d'acide formique. Ils ont meme domestique d'autres insectes, les pucerons, dont ils recueillent les secretions pour se nourrir.

Note de l'octopus: le cafe internet de Manado diffuse un R'n'B absolument ignoble et en plus manque d'embranchement USB. Pour cette raison, je ne peux pas encore vous faire profiter des cliches de tarsiers et autres tarentules pris lors de mon voyage initiatique dans la jungle.

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