02 octobre 2005

Rencontre avec la mafia du diamant

Le chauffeur de rickshaw m'a prevenu: "Beware of indian mafia!". Une heure plus tard, alors que j'etais occupe a photographier une vache sacree, je me suis fait aborder par un moustachu fort sympathique qui m'a entraine dans une discussion sur un quelconque sujet. Comme nous etions du cote ensoleille de la rue, il a voulu que nous traversions pour poursuivre plus a notre aise. Puis il a tente de m'attirer dans un restaurant qui se trouvait dans le coin. Je me suis alors desiste sous pretexte de vouloir continuer ma promenade seul. Il faut dire que les rues de Jaipur comme de Delhi sont infestees de types qui courent apres les touristes pour les entrainer dans des agences de voyage ou les faire monter dans leurs rickshaws. Juste avant que ce type m'aborde, j'avais mis dix minutes a me debarrasser d'un rickshawman particulierement collant.

Bref, je n'avais pas envie d'entrer dans le restaurant avec le moustachu mentionne... mais en presence de paroles telles que "a friendly talk... practice english... my friend...", il est difficile de refuser sans se paraitre rudement malpoli, envers soi-meme, je veux dire. Alors je l'ai suivi... il y avait un autre type qui semblait nous attendre dans ce restaurant tout classe, plus jeune et un brin degingande avec une moustache duveteuse et suspecte. On est reste un moment a tchatcher dans ce restaurant. Les deux types etaient dans le business du taillage de pierres precieuses. Il faut dire que Jaipur est la capitale mondiale du taillage de diamant, d'opale, de rubis et autres. Je me mefiais beaucoup de ces deux types, mais en meme temps j'avais de la peine a m'imaginer qu'ils allaient me planter un couteau entre les omoplates. Ils avaient l'air assez aises, et mes craintes n'allaient pas au-dela de me faire detrousser par de sombres gredins. Ainsi, malgre mes apprehensions, je les ai suivis dans un restaurant dont la terrasse dominait la vieille ville de Jaipur. J'en profitai pour prendre quelques photos. Tout le centre-ville est peint en rose et c'etait un tres beau panorama, au soleil couchant. C'est la que le moustachu m'a prevenu que lui et son ami ne se laissaient jamais prendre en photo car ils faisaient partie de la caste des Brahmines, la plus haute caste hindoue et ceux qui se trouvent le plus haut dans le cycle des reincarnations, le Samsara. D'apres le moustachu, une seule photo etait capable de mettre son Samsara sens-dessus-dessous. Donc pas de photo.

J'ai appris plus tard que cette histoire n'etait qu'un stratageme que les truands ont utilise pour eviter que je les photographie...

Mes nouveaux amis (ils ne se sont pas lasse de repeter les mots "friends" et "trust" au cours du repas) ont tenu a ce que nous nous voyions le lendemain pour visiter le temple aux singes de Jaipur. A ce moment-la, j'avais completement abandonne ma mefiance envers eux. Ils n'avaient vraiment pas l'air de petits truands, et comme je ne representais pas une grosse proie, avec mon look de backpacker, je ne pouvais imaginer que des gens aises veulent me detrousser...

Cependant, je ne les ai pas retrouves le lendemain mais le surlendemain. Le type degingande etait d'humeur gaillarde a l'heure du dejeuner. Pointant une attablee de touristes japonaises, il m'a demande: "Lequel de ces dauphins aimerais-tu chevaucher, mon ami?" Puis il s'est amuse a imiter les cris aigus que les jeunes filles poussaient quand il leur decouvrait son enorme membre.

Le degingande s'est avere etre le boss du moustachu. Celui-ci fut charge de m'emmener en ballade en moto jusqu'au palais d'un maharadja dechu. J'ai insiste pour porter un casque et les deux comperes ont fait le tour de la ville pour m'en denicher un. Cette devotion ne pouvait qu'etre louche, mais je me disais naivement que telle etait peut-etre reellement la mentalite indienne ou alors qu'ils travaillaient a leur karma. Haha.

Le voyage en moto au palais du maharadja a ete splendide. Il etait surtout genial d'observer la vie dans la campagne. J'ai pu prendre des beaux cliches. Le palais etait un vrai petit paradis perche sur une colline, fait tout de brique rouge, avec de jolies cours interieures ornees de plantes exotiques et une multitude de salles peintes de superbes motifs orientaux. Des occidentaux corrompus se prelassaient au bord d'une piscine, sous un soleil de plomb, defiant le fait que le premier bidonville etait a moins de cinq minutes du palais.

De retour de notre excursion, le boss nous attendait avec sa Honda. Et c'est alors qu'on est entre dans le point fort de la partie. Les types m'ont escorte dans un enorme hotel cinq etoiles, veritable chateau, entoure de vastes pelouses vertes scrupuleusement tondues (chose rare en Inde). Il semblait que ce batiment etait un ancien palais de maharadja que les Britanniques avaient requisitionne a la periode coloniale. Le boss me fit asseoir aupres de lui dans un grand salon meuble a l'anglaise. De grandes bibliotheques contenaient des volumes de Shakespeare, des encyclopedies anglaises et les oeuvres completes de Balzac et d'Edgar Allan Poe. Un portrait de Lady Di et du Prince de Galles, portant leurs dedicaces, reposait sur une commode. On m'a explique que le couple royal avait demeure dans cet hotel, dans lequel le boss (le moustachu se comportait de plus en plus comme le sbire du type degingande), avait d'ailleurs une suite reserve a ses clients pendant toute l'anne.

En utilisant les toilettes de l'hotel, j'ai medite sur le fait que le Prince Charles avait certainement pose ses fesses sur la meme lunette branlante que moi. Je suis arrive a la conclusion que cela n'avait pas la moindre signification. Enfin, je ne me doutais pas de ce que le degingande me reservait.

Quand je suis retourne dans le living-room, le boss en vint finalement aux faits.

Ses exportations de pierres etaient limitees a 18'000 euros par annee, m'expliqua-t-il. Sur le surplus, il devait payer une taxe de 260% (je ne suis pas sur d'avoir bien compris le chiffre). Selon lui, "this money doesn'nt go into the right hands". Hihi. Ca voulait dire: "Ce pognon devrait plutot tomber dans mes poches a moi." J'ai fait une mine approbatrice.

Donc, pour que cette argent tombe entre dans de bonnes mains, mes amis avaient besoin de moi. On mettrait dans un petit paquet quelques precieux diamants et d'autres pierres. Ce colis serait envoye par moi et a moi-meme, a poste restante a Sydney. On me paierait un ticket Business Classe pour Sydney. La-bas, j'irais chercher le colis en presentant mon passeport au bureau de poste et le remettrais a un complice local. Grace a mon visa de touriste, aucun impot ne serait du. Bien entendu, je pourrais, avant mon depart, passer quelques nuits dans la suite de mon "pote", dans l'hotel ou nous nous trouvions. A Sydney, je serais loge dans un hotel cinq etoiles pour quelques jours, comme il se doit. Le billet de retour etait inclu dans le prix. Et bien entendu, Sydney etait un choix arbitraire... je pouvais aussi rentrer a Zurich pour quelques jours.

J'ai explique a mon ami escroc que j'avais besoin de reflexion avant de prendre ma decision. Le soir, nous devions aller a un festival de dance hindoue ensemble. J'ai pretendu que j'allais leur donner la reponse le soir meme, mais je les ai prie de me reconduire a mon hotel pour que je puisse me reposer quelque peu avant de partir pour le festival... Je craignais que, si je refusais, les deux scarlas se mettent a insister lourdement ou pire...

Sur le chemin du retour, le degingande crut bon d'ajouter que tout cela etait totalement legal, pour la bonne raison que le colis allait etre assure a mon nom. C'est a moi que tu dis ca, a moi un juriste? Puis il a insiste pour m'emmener a sa fabrique de taillage de pierre pour que je puisse choisir un bijou pour ma dulcinee. Heureusement, j'ai pu le persuader de m'emmener a l'hotel... Avant de me laisser sortir de la voiture, le boss me fit promettre de lui donner la reponse le soir meme.

Arrive a bon port, mon premier reflexe a ete d'appeler mon pere pour lui demander conseil. Evidemment, il m'a recommande de m'eloigner le plus possible de ces types, qui "ne pouvaient etre que des escrocs". Bin ouais, c'est bien ce que je pensais, papa.

Mais je ne savais de quoi la mafia locale etait capable. Il est tres difficile d'estimer ce genre de choses quand on est en terre inconnue et qu'on ne connait personne. Je me demandais si les types auraient l'audace de venir me relancer a l'hotel, ou meme de me pousser dans leur bagnole le lendemain matin. Je me suis dit que non, mais j'ai quand meme decide de chercher un autre hotel. Comme le patron s'etonnait de me voir quitter si brusquement son auberge, dont il etait fier, je lui ai fait part de mes soucis. Il m'a alors assure que les types ne pouvaient pas me faire de mal, et surtout pas entrer dans son hotel.

Le lendemain matin, toute cette sombre histoire m'etait deja sorti de la tete. J'ai fait la rencontre d'un sympatique rickshawman portant le pseudonyme de Nana. C'etait un vieil indien aux cheveux teints en blond qui aimait bien parloter. Il etait constamment flanque d'un type qui lui ressemblait comme deux gouttes mais qui soufflait pas mot. Je chargeai Nana de m'emmener chez un barbier. En Inde, les gens se font souvent raser dans la rue. C'est une operation longue et agreable, que je compte recommencer beaucoup de fois pendant mon sejour! Tout d'abord, le barbier frotte longuement de savon la figure du client. Le visage est rase avec une lame en coupe-gorge, a l'ancienne, a deux reprises, et passe a l'aftershave et a la creme hydratante. Puis, le barbier s'attache a tailler la moustache, a degager les oreilles et a egaliser les cheveux de la nuque. Toute la pilosite est ensuite peignee delicatement, avant qu'on ne passe a la partie la plus agreable: un long massage de visage, de crane et de nuque.

Mais avant d'arriver chez le barbier, l'inevitable s'est produit. Les deux comperes, trop hativement enterres par mon esprit insouciant, ont surgi sur leur moto et se sont mis a tourner autour de mon rickshaw comme deux guepes qui bourdonnent autour d'un pot de confiture. Le degingande arborait sournoisement sa moustache duveteuse.

J'ai tente de chasser les intrus comme de vilains insectes, d'un revers de main, mais ca n'a pas marche. Lorsque je me suis arrete pres du barbier, le moustachu n'a pas tarde a se pointer pour me demander ce qu'il en etait. Je lui ai explique que je n'avais aucun desir d'etre inclu dans son commerce douteux. A mon etonnement, cela lui suffit... Neanmoins, il m'a serre la main en continuant a feindre etre mon ami le plus cher, et me dit qu'il serait toujours la pour boire un chai avec moi. Puis il s'en est alle.

Une fois le type parti, je me suis tourne vers Nana et lui ai explique toute l'histoire. Nana, tout en colere, et sous l'oeil placide de son jumeau, me dit que contre des types comme ca, il avait une methode infaillible. "I have a teacher in my rickshaw!", qu'il me dit. A teacher? Un professeur dans son taxi? Il me fit signe de le suivre jusqu'au coffre de son rickshaw, dont il sortit une longue barre de fer. "This is my teacher!"




Bundi, le 5 octobre 2005. Ce texte est dedie au petit gecko qui me regarde avec ses oeils tout ronds depuis 2 heures de temps.

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