18 février 2006


Babyface


" Vous qui maniez votre souris d'une main blanche, vous qui vous enfoncez dans votre moelleuse chaise de bureau en vous disant: Peut-etre ceci va-t-il m'amuser. Apres avoir lu le blog, vous dinerez avec appetit en mettant votre insensibilite sur le compte du webmestre, en le taxant d'exageration, en l'accusant de poesie. Ah! Sachez-le: ce drame n'est ni une fiction, ni un roman. All is true. "

Honore de Zalbac, Le Pere Goriot (avec quelques menues adaptations)


Bain de sang a Tana Toraja

Une legende locale veut que Tana Toraja connut son origine un jour que Dieu, au saut du lit, s'exclama: "Bin tiens, je pourrais faire un endroit vachement beau que quand un type il irait se promener dedans son coeur il serait tout secoue d'allegresse." Il exposa son idee a Krishna qui passait par la. Celui-ci trouva l'idee a son gout: " Ce qui serait cool aussi ca serait de mettre plein de jolies plantes genre des palmiers, des bambous et des machins dans le style.. ah ouais et des rizieres aussi, ca le fait les rizieres." Le fils de Dieu voulut aussi y mettre son grain de sel. Celui-ci rentrait d'un sejour sur terre, il avait les idees un peu detraquees: " Oublie, c'est nul ton idee... Tu ferais mieux de mettre des mecs avides de sang dans ta nouvelle region, qu'il y ait un peu d'action! Des types qui passeraient leur temps a egorger des cochons et des buffles et a faire des combats de coqs!"

C'est ainsi que Tana Toraja vit le jour, issu du brainstorming entre les trois Dieux.

Ils ont bien reussi leur coup. La beaute de Tana Toraja est frappante. Situee a l'interieur des terres, Tana Toraja est difficilement accessible, situee au coeur d'une region montagneuse. Les pentes douces des vallees sont couvertes de rizieres etagees et rythmees de gros blocs erratiques sombres. Le moindre centimetre de terrain est occupe par la verdure. Les forets, vergers et plantations se confondent, tellement nombreuses sont les plantes utiles a l'homme.

Poussent ainsi dans les montagnes de Tana Toraja, le manioc, la patate douce, l'ananas, la mangue, la vanille, le clou de girofle, l'arbre a cannelle, le poivre et le piment. Ces epices, en particulier le clou de girofle, le poivre et la cannelle, attirerent les avides navigateurs portugais, puis anglais et hollandais, qui exploiterent les ressources des Celebes et des Moluques a partir du 16 siecle. Le piment fait ici exception: bien qu'element essential de la cuisine asiatique, il est originaire d'Amerique du Sud et non des Indes orientales. Le cafetier, qui vient d'Ethiopie, et le cacaotier, natif d'Amazonie, ont egalement trouve a Sulawesi une seconde patrie. Ils poussent de facon quasi-sauvage dans les montagnes de Tana Toraja.

Autre plante qui prete sa beaute aux forets Torajas, le bambou pousse en enormes buissons aux abords des villages. Il sert a couvrir les toits des maisons traditionnelles et a monter les echafaudages. Puis, il y a les bananiers et les cocotiers. Comme chacun sait, le bananier est un producteur d'armes a feu. Tristement celebres, les bananes Torajas peuvent tuer un homme a plusieurs dizaines de metres de distance. Le cocotier, par contraste, est la plante la plus cherie par l'homme dans ces contrees. Le jus de son fruit abreuve l'homme, sa chair le nourrit. Son bois sert de combustible et a la construction des maisons. L'huile de palme eclaire les demeures et ses feuilles servent a couvrir les toits, a tisser des paillasses et des paniers. Mais, note quelque peu negative, j'ai aussi entendu dire que la chute de noix de cocos etait responsable de plus de morts d'hommes que les requins. Si c'est vrai, ca en fout un coup a la reputation des requins!

Le Tana Toraja est habite par les Torajas, peuplade bien distincte des autres ethnies de Sulawesi. A travers les siecles, les Torajas on su conserver les traits de leur culture bien particuliere. Celle-ci se manifeste en particulier par leurs celebres maisons sur pilotis aux enormes toits de chaumes (c'est en fait du bambou) qui s'avancent devant la facade, pointant vers le ciel. Elles sont censees avoir la forme des bateaux que les Torajas ont utilises pour arriver de leurs terres d'origine, il y a des milliers d'annees. Ainsi, le devant de la maison est toujours dirige vers le nord, d'ou les ancetres sont venus (toute l'Indonesie, a l'exception de la Papouasie, a ete colonisee, il y a plusieurs milliers d'annees, par des peuplades venant de Chine meridionale). Les facades des maisons sont tres colorees, peintes de minuscules motifs, et agrementees des cornes des buffles sacrifies aux ceremonies. Il y a souvent des dizaines des paires cornes de buffles entassees les unes sur les autres devant la maison. Ces chefs-d'oeuvre d'architecture sont eparpilles dans les petits villages a travers la campagne.

Un second trait marquant de la vie des Torajas qui date de temps ancestraux est forme par leurs croyances sur la vie apres la mort. Bien qu'officiellement chretiens, les Torajas pratiquent une serie de rites paiens qui feraient bondir le pape, s'il en etait capable. Ces moeurs sont si profondement ancree dans la culture toraja qu'elles influencent grandement la vie de la population et me l'economie de la region.

Voici un petit resume de ces charmantes croyances (qui, si je puis me permettre, ne sont a mon avis ni moins ridicules, ni moins raisonnables que n'importe quelle croyance hindoue, chretienne ou papoue sur la vie apres la mort). Voila: tous les ancetres des Torajas, donc tous les morts, influencent la vie des vivants. Une personne decedee, une fois arrivee dans l'au-dela, peut se metamorphoser soit en demi-Dieu, soit en demon. Or, la famille du defunt a grand interet a ce que ce dernier se transforme en demi-Dieu, sinon une pluie de mesaventures lui tombera sur la gueule, que j'enumererai pas ici. L'ancetre demi-Dieu est une benediction, il sera au petit soin avec ses petits-enfants et petits-petits-petis-enfants jusqu'a la nuit des temps. Le demon, c'est tout le contraire: il mettra un malin plaisir a mettre des batons dans les roues des charrues de ses petits-enfants et d'avides sangsues dans les rizieres ou travaillent ses petits-petits-petits-enfants. Par bonheur, le destin du defunt n'est pas laisse aux mains du hasard (ni dans celles de Jesus-Christ, d'ailleurs). Pour s'assurer qu'il se transforme en demi-Dieu, les survivants disposent d'une procedure couteuse, mais qui a le merite d'etre simple: il s'agit de buter le plus grand nombre possible de cochons et de buffles. Ceci n'est ni un vain mot, ni une simple formalite. Apres le deces, les enfants et les petits-enfants se mettent immediatement a economiser de l'argent afin d'acheter les cochons et les bovins necessaires a la divinisation. En attendant d'avoir accumuler les tunes necessaires, le defunt est soigneusement embaume et garde au frais pour la ceremonie. La famille met generalement plusieurs annees pour mettre assez d'argent de cote et inviter tous les amis et parents de la famille.

Pour ce qui est des cochons et des buffles, les riches comme les pauvres sont a la meme enseigne. Un richeton ne peut pas se permettre de sacrifier le meme nombre de cochons qu'un pauvre here. Non, un sens rigoureux de la justice veut que les positions sociales des familles soient toujours rigoureusement respectees. Les sacrifices prennent ainsi des proportions gigantesques. La ceremonie a laquelle j'ai assiste, celle d'une famille aux moyens modestes, n'impliquait qu'une dizaine de buffles et une centaine de cochons (une regle implicite veut qu'on sacrifie approximativement dix cochons pour un buffle). Mais les familles les plus riches sacrifient jusqu'a150 buffles et 1500 cochons!!

Vous comprenez maintenant, tous autant que vous etes, pourquoi cette tradition funeraire va jusqu'a influencer l'economie de la region... Les morts sont les eminences grises qui tirent les ficelles du business local. Le marche de buffles de Rantepao est le Wall Street du Tana Toraja, le marche aux cochons, c'est la bourse de Tokyo. Et dans le commerce fructueux pour corrompre l'au-dela, la beaute des animaux sacrifies compte pour beaucoup. Un buffle noir de bonne taille vaut de dix a vingt millions de roupies. Mais les buffles blancs et noirs, ou completement blancs, plus rares, peuvent valoir jusqu'a 100 millions de roupies, a l'exemple de Babyface (photo). 100 millions de roupies representent environ 15'000 francs suisses, ce qui est enorme dans cette region somme toute assez pauvre... Un petit veau blanc peut faire la fortune d'un paysan! Les buffles font d'ailleurs l'objet d'un veritable culte. Leurs bustes et cornes ornent la plupart des maisons. Les porcs, il faut bien l'avouer, generent un enthousiasme d'une moins grande envergure. Bien qu'ils fassent egalement partie integrante des ceremonies funeraires, on ne rencontre que rarement des effigies a la gloire des cochons.

Je n'ai pas eu l'honneur d'assister a la mise a mort d'un buffle. J'ai par contre vu celle des cochons, et je ne suis pas sur que ce fut un honneur.... La ceremonie avait lieu dans une grande clairiere. Les nombreux convives festoyaient dans de grandes huttes dressees pour l'occasion. Au centre des huttes gisaient les infortunes porcides, condamnes a assouvir la soif de sang des humains. Ils poussaient regulierement des couinements plaintifs, ficeles qu'ils etaient a de gros bois de bambous. Lorsque leur heure fut venue, ce sont les gamins des invites qui se chargerent de les transporter au lieu de la boucherie. C'est la que le pathetique commenca. Une ribambelle de bambins s'accrocha aux gros bambous pour transporter le cochon, qui se mit a hurler a la mort. Les gamins etaient au moins une dizaine, mais le cochon etait malgre tout trop gros pour eux, et ils le laissaient regulierement tomber, ce qui faisaient pouffer les gosses et redoubler les hurlements de la bete. Les adultes qui assistaient a la scene se gardaient bien de les aider. Ils souriaient, attendris. Ils s'etaient manifestement tous amuses de la meme maniere etant petits.

Les gamins mettaient dix minutes pour transporter chaque cochon au lieu de sa fin. Une fois celui-ci depose au pied de son bourreau, il se calmait, se croyant sauve car hors de portee de ses petits bourreaux criards. Alors, sans prevenir, le boucher enfoncait un long poignard dans son coeur. Le cochon se mettait a hurler, secoue de spasmes tandis que le sang s'echappait par intervalles de la blessure dans sa poitrine. Il mettait quelques dizaines de secondes avant de rendre l'ame. On sortait alors les boyaux de son ventre et on le jetait tout entier sur le feu.

Comble du pathetique qui me fut donne de voir ce jour-la, quelques mouflets se sont empare de la vessie d'un des cochons et l'ont gonfle d'air pour en faire un ballon de foot (voire photo).

Un autre personnage occupe une place particuliere dans les traditions torajas: le coq, fier animal qui adore faire voler ses plumes en de farouches combats. Les combats de coqs ont lieu regulierement apres les ceremonies funebres. C'est un veritable sport national. Les Torajas cherissent leurs coqs comme des poupons. On voit les hommes caresser avec affection les plumes de leurs poulains avant de les lancer dans l'arene. Pour le combat, ceux-ci sont equipes d'une lame extremement coupante, fixee derriere leurs pattes. Les combats sont tres sanglants et ne durent generalement pas plus d'une minute, jusqu'a l'un des coqs touche le sol de son bec. L'assistance parie a coup de milliers de roupies et se laisse captiver par le spectacle.

Le guide qui m'accompagna au combat paria sur les deux premiers combats. Scene plutot comique, au deuxieme affrontement, l'un des deux coqs pris peur et s'enfuit a toutes jambes. Il s'agissait certainement d'un froussard notoire. Alternativement, on pourrait pretendre que c'etait un coq assez intelligent pour ne pas obeir a ses instincts et tenter d'echapper a une mort certaine. Une sorte d'objecteur de conscience poulet, si on veut. Malheureusement pour lui, ce pacifiste poulet subit le sort de n'importe quel deserteur prit en flagrant delit de fuite: sa gorge fut tranchee sur le champ, tandis qu'on glorifiait son adversaire.

Apres la fuite du coq-poule mouillee, mon guide et moi nous remimes en route, et celui-ci fit une curieuse remarque: " Je me suis trompe dans mes calculs." Comme j'exprimais mon etonnement, il continua de la sorte: " Tu te souviens, avant que nous entrions sur le site du combat, j'ai fait un sejour aux toilettes. Tu as certainement cru que j'allais satisfaire mes besoins. Il n'en etait rien. Je suis alle me preparer pour les combats."

Mon guide me confia qu'avant d'aller aux toilettes, il avait detache quelques graines de cafe d'un arbre a proximite, et les avait utilises pour une ceremonie destinee a prevoir l'issue des combats. Ma curiosite chatouillee, j'insistai pour qu'il me fasse une demonstration exhaustive de son truc.

Il ramassa neufs petits cailloux qu'il disposa sur le sol en un carre de troix cailloux a chaque cote. Le neuvieme caillou occupait le centre du carre. Il m'expliqua que le premier caillou, dans un coin du carre, etait un coq blanc, le deuxieme un coq rouge, le troisieme un noir, puis un coq rouge et jaune, et ainsi de suite. Il ramassa alors cinq ou six cailloux supplementaires, sur quoi il partit dans une longue explication confuse, pendant laquelle il ramassait, deposait et redisposait des cailloux a l'interieur du carre. Je perdis vite le fil de ses elucubrations: " Alors si le premier combat oppose un coq rouge et un autre blanc tu commences ici, et tu suis le carre dans ce sens-la si c'est le 1er, le 3e ou le 5eme combat, par contre si c'est pair tu vas dans l'autre sens, et comme le caillou suivant represent un coq noir, tu prends le caillou et tu continues jusqu'au coq multicolore, ce caillou-ci, et tu en deposes un autre ici et en attrapes un ici, blablablablabli, et tu vas jusqu'au centre, sauf si c'est le troisieme combat, patati patata, depose deux cailloux ici, reprends-en quatre, mets-en deux dans le coin du coq jaune et rouge", etc, jusqu'a ce qu'il ait tout chamboule les cailloux et que moi j'y comprenne plus rien du tout.

Resultat: dans le cas de figure, le coq rouge gagnait. Il semblait vraiment sur de son coup, ce type. C'est fou. Comment peut-on etre assez naif pour croire que l'issue de combats de coqs puissent etre determinee par le mouvement de grains de cafe sur le sol. C'est un peu comme de croire que le mouvement des astres puissent determiner le destin des etres humains.

Evidemment, il fallait bien qu'il reconnaisse que ses petites manigances ne l'avaient pas aide dans le cas du coq qui avait pris la poudre d'escampette. Mais non, il n'etait pas deconcerte: une simple "erreur dans ses calculs", rien de plus. Ca devait etre un deterministe, ce type, comme le Marquis de Laplace: un type qui croit qu'on peut prevoir tout evenement qui a lieu dans le futur si on connait l'exact etat de l'univers a un moment precis. Moi, je ne voulais pas le brusquer en pretendant que son charabia n'avait aucune valeur. Neanmoins, je ne pus m'empecher de faire l'objection suivante: " Si tout le monde connait l'issue des combats grace au theoreme du carre, il n'y plus d'interet, non?"
Mon guide me regarda alors d'un oeil conspirateur: " Seulement, pas tout le monde il connait le truc!! " Hehe. Gros malin.

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